En matière d’éducation, de même qu’en économie ou toute autre science sociale, il n’est point d’opinion qui puisse se vanter d’être axiologiquement neutre. C’est un point remarquable de la doctrine dominante dans laquelle nous baignons, elle essaie de se faire passer pour objective et rigoureusement scientifique, ce qui induit les égarements théoriques qui dirigent à la conception des lois comme des programmes scolaires. Tout expert qu’il soit, le théoricien part de principes et de valeurs reflètant sa conception du monde, de l’homme, et de la place de celui-ci en société. L’éducation, tout comme l’économie donc, est un ensemble de pratiques et de considérations nécessairement orientées idéologiquement, toute tentative de le nier devrait immédiatement éveiller les soupçons du citoyen ou du parent avisé.
Le capitalisme a un projet, déjà bien avancé, consistant à dissoudre les mécontentements populaires dans une bouillasse de divertissements et d’informations contradictoires indigestes. Le citoyen devrait avoir subi un entrainement draconien à l’analyse et à la pensée critique, dans le but d’assimiler ce flux étourdissant, de comprendre et de juger suffisamment librement les décisions prises en son nom. Comme chacun sait, à l’heure actuelle il n’en est rien, on s’évertue même à faire tout le contraire.
Une armée d’insectes dégénérés moutonniers et incultes, tel semble être le standard actuel. Il n’y a pas si longtemps on a eu un ministre de l’éducation incapable de faire un calcul élémentaire (X.Darcos), on a eu un président de la République aussi peu lettré qu’arriviste et fier de l’être (N. Sarkozy). Ceux qui ont suivi ne brillent guère plus. Est-ce là l’élite de la nation ? Fichtre, ça donne surtout envie de pleurer ou de se suicider. Ce simple constat devrait balayer tous les arguments en faveur de la « démocratie » (comprendre, oligarchie élective) en vigueur. Mais c’est un autre sujet.
Nous avons les élites que nous méritons, ils sont médiocres parce que nous le sommes. Et nous le sommes parce que nous ne savons pas nous éduquer. Nous-mêmes, nos enfants, nos profs et nos instituteurs… Nous avons suivi et reproduit les schémas dont nous avons hérité, rajoutant/réformant sans cesse une machine qui au fil du temps a démontré sa remarquable inefficacité. Ou plutôt, qui a démontré sa remarquable efficacité à fabriquer des idiots. J’ai plaisir à citer Bertrand Russel, célèbre pour avoir révolutionné la logique formelle avec Gottlieb Frege : « L’homme naît ignorant et non stupide. C’est l’éducation qui rend stupide ».
Par nature, les enfants n’ont pas encore appris à manquer de discernement. Ils n’ont qu’un mince voile devant les yeux pour déformer le monde, le rendre plus agréable, plus supportable, ou plus conforme à la vision du plus grand nombre. Ce sont leurs profs, leurs camarades, les dessins animés, le cinéma, les journaux, les politiciens et toutes sortes d’églises qui se chargeront de leur dire à quoi ressemble le monde, à quelle orthodoxie souscrire pour se fondre dans le troupeau. L’église néo-libérale l’a très bien compris, et utilise depuis un siècle les travaux de personnes comme Edward Bernays sur la fabrique du consentement pour manipuler les masses comme d’autres taillent du bois. Et nous pataugeons dans les conséquences néfastes de notre passivité et de notre ignorance sur ces sujets.
Très tôt nous instillons dans le psychisme des gamins, qui auront toutes les peines du monde à s’en débarrasser par la suite si tel est leur souhait/désir, au moins deux idées absurdes devenant les égales de lois naturelles :
1- tous les gens sont inégaux. C’est une évidence admise, il y a des grands, des petits, des forts en maths, des sportifs et des pas beaux. Le « travail » – oui les élèves n’apprennent pas, ils travaillent – sera évalué et noté, pour démontrer par la puissance objective des chiffres que l’on peut inscrire les gens sur une échelle, avec des bons et des pas bons. Il va de soi que les pas bons comprennent parfaitement qu’ils ne sont pas bons. Je ne sais pas pour quel genre de cerveaux malades cela peut passer pour une bonne idée…
2- l’ignorant doit écouter le savant. C’est la prolongement de la représentation conservatrice de l’éducation : il faut remplir des têtes vides. Donc écouter religieusement l’adulte qui sait, pour se préparer à boire béatement les paroles de BHL ou Jean-Michel Aphatie lorsque l’élève sera grand, c’est-à-dire vieux (et con).
On pourrait facilement désespérer de la situation, mais il faut tâcher de ne point s’aveugler dans un sens ou dans l’autre, de sombrer dans la résignation ou dans la contemplation béate des petits génies en éveil. Un problème majeur, comme disait jenesaisplusqui, est que les plus intelligents doutent, pendant que les idiots convaincus agissent. Heureusement, rien ne dure.
Depuis plusieurs années nous vivons une r-évolution, d’aucuns diront transition, portée par le média internet et l’accélération des échanges entre les humains. Nous nous éduquons les uns les autres, c’est là une riposte dévastatrice à la représentation du monde partagée par les médias archaïques et nos criminelles élites. Certes la bêtise ne se soignera pas en une génération, mais déjà des millions de petites mains s’affairent et construisent les outils de demain, privilégiant la débrouille et la coopération, favorisant l’émancipation de l’individu et des collectifs. Lorsque l’on ne perd pas de vue l’essentiel, il est facile de comprendre qu’un aéroport ne se mange pas, que la guerre ne s’arrête pas en faisant la guerre, que l’augmentation de la cupidité, de notre supposé « instinct » de prédation et du prélèvement des ressources sur une planète non infinie est absurde et suicidaire.
« Quels enfants laisserons-nous derrière nous ? »
« Sois le changement que tu veux voir dans le monde. »
« Des légumes pas du bitume. »
Ces « credos » qui gazouillent de toute part n’ont pas vocation à poser les premières pierres d’un édifice idéologique nouveau. Ils sont vieux comme le monde de la pensée (au moins pour les deux premiers), et résisteront à toutes les époques et à toutes les barbaries. La vérité, tout comme le discernement, ne s’enseigne pas. Elle est déjà là, sous les yeux de celui qui ne les ferme pas.
Quelques vidéos remarquables sur le sujet de l’éducation :
http://www.youtube.com/watch?v=9v9updAv018 – Albert Jacquard (3min)
http://www.ted.com/talks/lang/en/sir_ken_robinson_bring_on_the_revolution.html – Sir Ken Robinson (19min)
http://www.youtube.com/watch?v=HGFwmZUxlf8 – Isabelle Peloux (15min à partir de 10′)